L’esclavage existe toujours au Mali et continue à détruire des vies


Dr Marie Rodet, Directrice du programme EMiFo, interviewée par Al Jazeera


Bien que l’esclavage ait été aboli pendant la domination coloniale, des communautés locales placent toujours leurs descendants en marge de la société.

C’était censé être une joyeuse occasion. De jeunes hommes et femmes assemblés en cercle, démontrant leurs pas de dance en célébrant le jour d’indépendance du Mali dans la région de Kayes à l’Ouest du pays.

Mais la fête prit une tournure sombre lorsqu’un groupe de personnes portant d’épais bâtons de bois et des machettes apparut soudainement.

La foule qui célébrait, des personnes de la classe soi-disant « esclavisée » – furent brutalement attaqués et humiliés publiquement par les descendants de familles esclavagistes qui se considèrent « nobles ».

Les attaques en fin septembre dans la ville de Bafoulabe continuèrent pendant deux jours, tuant au moins un homme et blessant au moins 12 autres, affirmèrent les experts des Nations Unies ce vendredi.

Bien que l’esclavage en tant qu’institution fut officiellement abolie au Mali sous la domination coloniale il y a plus d’un siècle, l’« esclavage par ascendance » persiste toujours aujourd’hui. Les hiérarchies historiques vieilles de plusieurs siècles ont divisé les communautés en castes sociales variées, comme celles des nobles, des chefs, des artisans et des esclaves – qui sont en bas de l’échelle sociale et ont simplement hérité leur statut de leurs ancêtres esclavisés.

Des attaques « barbares et criminelles »

Même en temps de paix relative, les vies des personnes esclavisées sont hautement contrôlées dans les communautés féodales. Elles n’ont pas le droit de devenir maire ou chef de village, de posséder de terres ou même de se marier en dehors de leur classe sociale. Pendant les célébrations de mariage ou de naissance, il est attendu qu’elles servent les nobles en abattant des animaux et en préparant les repas. Selon les descendants de familles esclavagistes privilégiées, cette pratique traditionnelle est tout à fait volontaire. Mais les descendants d’esclaves expriment le contraire. Des experts disent qu’ils risquent de perdre leurs maisons, leur accès à l’eau potable et aux terres cultivables s’ils protestent contre cette pratique.

Entre 2018 et début 2021, plus de 3000 descendants d’esclaves furent déplacés de force dans la région de Kayes. Gambana, une organisation anti-esclavagiste et pacifique proéminente, estime que le nombre de personnes dans cette situation s’élève à 200 000.

Diaguily Kanoute, qui dirige Gambana (« égalité » dans le langage local Soninké), dit que ceux qui rejettent la pratique sont ostracisés. « Vous devez soit accepter d’être esclave ou vous devez quitter le village », s’est confié Kanoute, lui-même ancien esclavisé, à Al-Jazeera.

Aller à l’encontre de ces mœurs sociales a un prix cher. Les attaques contre ceux qui défient la tradition sont devenues de plus en plus communes dans les récentes années – plusieurs vidéos ont émergé sur les réseaux sociaux, montrant des hommes qui ont été publiquement battus et humiliés, avec leurs bras et jambes attachés.

D’après les Nations Unies, deux fois plus de personnes ont été blessées dans des attaques « barbares et criminelles » liées à l’esclavage par ascendance en 2021 comparé à l’an dernier. Kayes seule a vu 8 attaques, disent les experts ONU, notant que les auteurs de ces attaques sont rarement tenus responsables de leurs actes car le Mali n’a pas spécifiquement interdit cette pratique d’esclavage.

« Le fait que ces attaques ont lieu si souvent dans cette région montre que l’esclavage par ascendance est toujours accepté socialement par certains politiciens influents, chefs traditionnels, agents des forces de l’ordre et autorités judiciaires, » ont-ils dit.

Kanouté dit que les anti-esclavagistes ont tenu un forum à Kayes en août avec des représentants de l’État et des dirigeants communautaires où tous les partis ont signé une chartre pour arrêter les violences liées à l’esclavage. « Pourtant, des gens ont été battus et torturés dans la même ville où les chefs de village avaient promis la paix, » il dit, visiblement frustré, faisant référence aux attaques de septembre.

Le nombre croissant d’attaques a répandu la peur et causé des déplacements. Environ 100 personnes, plus de la moitié des enfants, ont fui leurs villages et cherché refuge dans la capitale à Bamako en mai dernier après avoir refusé de se faire traiter comme esclaves.

Le sociologue malien Brema Ely Dicko dit que le nombre croissant d’attaques montre que la caste soi-disant « noble » n’est pas au-dessus de l’usage de la violence pour maintenir le contrat social existant.

« Les campagnes anti-esclavagistes, en particulier Gambana, a sensibilisé les descendants d’esclaves qui ont osé dire à leur maîtres qu’ils ne sont pas esclaves. Et les maîtres ont commencé à leur confisquer des terres et leur refuser l’accès aux puits d’eau, ce qui a rapidement été suivi par de la violence et des déplacements forcés, » dit Dicko à Al Jazeera.

Marie Rodet, à l’université SOAS de Londres, est d’accord et rapporte que la résistance à l’esclavage a été largement amplifié par les réseaux sociaux qui sont devenus un outil puissant pour questionner le statut quo.

« Aujourd’hui, quand vous savez que plus de 70 000 personnes sont membres de groupes d’activistes anti-esclavagistes de Gambana sur WhatsApp, il devient évident que les oppresseurs ont perdu la guerre idéologique, » dit Rodet à Al Jazeera. « Comme ils ne peuvent accepter cette défaite, ils utilisent des représailles pour défendre le peu de pouvoir qu’ils croient encore détenir. »

Racines historiques

Ces abus font partie d’un modèle ancien de plusieurs siècles et utilisé contre les populations esclavisées au Mali. La traite atlantique d’esclaves n’a pas seulement augmenté la militarisation, déclenché des guerres internes et restructuré les sociétés de la région du Sahel sur des hiérarchies sociales – mais elle a aussi institutionnalisé l’esclavage.

Bien que l’esclavage ait été aboli par les autorités coloniales françaises en 1905, elles ont fermé les yeux sur la continuation d’un esclavage dit « domestique », craignant qu’une abolition complète ne déstabilise les économies dépendant de cette pratique et ne mette en danger la domination coloniale. Ainsi, ce modèle socio-économique a renforcé les hiérarchies historiques qui persistent aujourd’hui.« Ce qui est inquiétant, » dit Rodet. « C’est la participation de la jeune génération dans certaines de ces exactions contre les victimes d’esclavage par ascendance, avec la complicité de certains politiciens et des autorités locales. »

Contrairement à ses voisins le Niger, le Sénégal et la Mauritanie, le pays n’a pas mis en place de législation interdisant et criminalisant l’esclavage par ascendance. Deux semaines après l’attaque à Kayes, le Ministre de la Réconciliation Nationale malien Ismael Wague a visité la région et affirmé que des arrestations avaient été faites. Mais les activistes anti-esclavagistes croient que les autorités manquent du courage nécessaire pour arrêter la pratique, e qui offre un certain degré d’impunité aux responsables qui continuent d’abuser ceux considérés « esclaves ».

« L’État a été dans le déni en ce qui concerne l’esclavage, » dit Abdoulaye Macko, un membre fondateur de Temedt, la première organisation à combattre l’esclavage au Mali. « Avec l’ampleur des abus contre les personnes esclavagisées dans les dernières années, le discours est en train de changer. Cependant, la réponse de l’État à cette crise continue d’être timide, » ajoute-t-il, appelant à l’adoption d’une loi criminalisant la pratique et tenant pour responsables les auteurs d’attaques, ainsi qu’a « faire des réparations et restaurer les droits des citoyens privés de leurs propriétés. »

L’esclavage par ascendance n’est qu’un parmi de nombreux problèmes auxquels le Mali fait face. Depuis 2012, une multitude de groupes armés avec des buts différents ont répandu des vagues de violence dans les régions centrales et au Nord du pays, terrorisant les communautés locales tout en exploitant les vieilles tensions parmi les communautés ethniques variées et puisant dans leurs griefs profondément ancrés.

Bien qu’il n’y ait aucun lien organique entre le groupe Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM), lié à Al-Qaeda et actif dans la région de Kayes, et les communautés marginalisées, des analystes affirmes qu’il y a un risque que les victimes cherchent à se protéger en rejoignant ces groupes.

« Si l’Etat ne protège ni ses propres citoyens ni la primauté de la loi, il y a un risque certain que les gens cherchent à se faire justice eux-mêmes, » dit Rodet. « Rejoindre un groupe militant est juste une option parmi d’autres, » prévient-elle.

Yvan Guichaoua, de l’École d’études internationales de l’université de Kent à Bruxelles, partage ce sentiment.

« Pendant que le JNIM cherche une base plus large, ce groupe fait attention à ne pas explicitement dresser les communautés les unes contre les autres. Cependant, JNIM sait comment capitaliser sur les craquelages dans les systèmes locaux de stratification sociale, » dit Guichaoua. « Le groupe est très pragmatique et cherche des expansions via des agendas sociaux réformistes. »


Écrit par Mucahid Durmaz https://www.aljazeera.com/news/2021/10/29/slavery-is-alive-in-mali-and-continues-to-wreak-havoc-on-lives

Traduit par Othilia Pedersen

 

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