Présentation du projet

Depuis octobre 2018, plus de 3 000 personnes fuyant les violences liées à l’esclavage interne et à ses formes contemporaines ont été officiellement déplacées dans la région de Kayes au Mali.

Une forme de déplacement prolongé et contraint qui demeure toutefois méconnue et souffre d’un manque de reconnaissance

Si la dernière vague, qui débute en 2018, ne peut encore être considérée comme un phénomène de déplacements prolongés, il semble néanmoins très probable que ces mouvements de populations constituent potentiellement une situation amenée à perdurer, à l’instar des précédentes vagues de déplacements liés à l’esclavage dans la région de Kayes. Cette perspective est étayée par l’absence de reconnaissance et d’action de la part du gouvernement dans la recherche d’une solution durable pour ces communautés. D’une certaine manière, ces mouvements de populations, qu’ils soient passés ou contemporains, ont entraîné l’émergence d’une « diaspora sans patrie ».

Ces déplacements forcés font l’objet d’un traitement médiatique infiniment moins important que les déplacements internes tragiques vécus par des populations nettement plus nombreuses au nord et au centre du Mali depuis 2012, et ce pour deux principales raisons :

  1. le nombre de personnes déplacées en interne dans la région de Kayes est comparativement extrêmement faible ;
  2. ces personnes ne représentent que la partie émergée de l’iceberg et le segment légèrement plus visible d’un phénomène d’exode en lien avec l’esclavage nettement plus ancien, affectant la région depuis le début du XXème siècle.

Pourquoi un tel projet ?

Les migrations forcées de populations africaines à l’international liées à l’esclavage et au trafic d’êtres humains ont fait l’objet de nombreuses recherches, tout comme les crises des réfugiés qui se sont produites au cours des cinquante dernières années sur le continent.

Toutefois, à notre connaissance, aucun projet de recherche de grande envergure n’a été mené sur les articulations complexes entre déplacements prolongés et formes contemporaines de l’esclavage interne dans le cadre de travaux portant sur les réfugiés du continent africain. Un constat plutôt surprenant si l’on considère l’ampleur de l’attention portée au Mali par des donateurs majeurs au cours des dix dernières années, qui représente une omission majeure au regard des objectifs de développement durable, dans un contexte où les stratégies humanitaires des principaux donateurs internationaux consistent à octroyer l’aide financière aux programmes ciblant en priorité les populations les plus vulnérables. Plusieurs autres organisations de lutte contre l’esclavage en Afrique de l’Ouest ont démontré que les populations auxquelles était affecté un statut d’esclave sont souvent analphabètes et appartiennent fréquemment aux catégories d’individus les plus pauvres, disposant de peu de perspectives d’amélioration de leur condition. Dans le contexte actuel d’interventions massives de forces de sécurité internationales au Mali, ces groupes voient se réduire encore leurs possibilités de s’exprimer et de dénoncer la discrimination dont ils sont victimes. Les déplacements liés à l’esclavage en Afrique occidentale constituent un phénomène trop souvent négligé dans les initiatives et les rapports des organisations humanitaires et de développement. Ce projet propose d’identifier et d’analyser les vagues de déplacements et les motifs de leur invisibilisation, d’une part, et de rendre compte de la manière précise dont ces mouvements de populations ont été rendu « illisibles », d’autre part.

La « crise des esclaves de Kayes »

La non-implication du gouvernement dans la gestion de la « crise des esclaves de Kayes » et les déplacements forcés qui lui sont associés reflète un déni déjà ancien du phénomène d’esclavage interne au Mali, et plus largement en Afrique de l’Ouest. De fait, l’histoire de l’esclavage interne demeure un sujet tabou dans cette partie du continent, tandis que l’« idéologie esclavagiste » reste très répandue. Au Mali, le phénomène d’esclavage par ascendance est mentionné principalement pour les communautés nomades touareg et fulani, au centre et au nord du pays. Toutefois, l’esclavage par ascendance et ses formes contemporaines demeurent prédominantes dans le Mali occidental et méridional, et sont à l’origine d’un processus de migration déjà ancien, par le biais duquel les populations cherchent à fuir les violences inhérentes à leur condition. À l’instar d’autres régions du sud du Mali, Kayes représentait une zone de transit majeure des caravanes esclavagistes au XIXème siècle. Aujourd’hui, les populations maliennes considérées comme « descendantes d’esclaves » font toujours l’objet de discriminations et de stigmatisations, et sont parfois victimes de crimes.

Le Mali postcolonial n’a jamais criminalisé l’esclavage, en dépit des nombreuses campagnes de plaidoyer menées par des organisations nationales anti-esclavage et de défense des droits humains telles que Temedt, et plus récemment par Ganbanaaxun Fedde, une organisation transnationale de la diaspora soninké basée en France et particulièrement impliquée dans la « crise des esclaves de Kayes ». À noter que le Mali est signataire des principales conventions internationales condamnant l’esclavage (notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme) et a voté une loi destinée à criminaliser la traite humaine internationale en 2005. Néanmoins, au vu de la situation sécuritaire actuelle au Mali, le vote d’une loi criminalisant l’esclavage (un projet prêt à être discuté et adopté par le Parlement en 2016) a été une fois de plus submergé sous d’autres questions critiques, ainsi que noyé dans l’amnésie générale et un contexte politique tendu, caractérisé par une incapacité et/ou une réticence à comprendre les manifestations contemporaines de l’esclavage et les déplacements associés, que ce projet de recherche souhaite rendre visibles.

En l’absence de cadre juridique visant à les protéger, systématiquement privées de tout droit foncier dans leur village natal par l’élite locale, les populations victimes de violences en lien avec l’esclavage n’ont souvent guère d’autre choix que de fuir vers des régions plus « hospitalières ». Mais, dans de nombreux cas, les populations déplacées, principalement agricultrices, sont maintenues dans des conditions précaires du fait d’une marginalisation et d’une stigmatisation persistantes au sein des communautés d’accueil. Cette précarité est amplifiée par les élites locales, dont le pouvoir sociopolitique détermine l’accès à la terre, ainsi que par la dégradation des sols dans le fragile continuum écologique que constitue le Sahel, particulièrement affecté par le changement climatique. Ces déplacements demeurent principalement le fait de « fugitifs » et, malgré la diversité des trajectoires et stratégies observée dans une catégorie sociale très hétérogène, le contexte juridique, social et économique global empêche généralement ces déplacements « fugitifs » de déployer pleinement leur potentiel émancipatoire. De fait, de nouvelles générations de familles déplacées restent vulnérables à d’autres formes d’exploitation, notamment les filles et les femmes (exemple : jeunes filles envoyées dans d’autres foyers comme employées domestiques pour soutenir leur famille). De tels cas constituent de nouvelles formes de servitude, fortement liées aux traditions esclavagistes anciennes.

Malgré l’absence de données quantitatives longitudinales sur les déplacements prolongés associés à l’esclavage en Afrique occidentale, la dernière « crise des esclaves de Kayes » nous invite à (re)penser ces déplacements au-delà des catégories habituelles de « populations déplacées à l’intérieur de leur pays », qui n’ont pas permis aux professionnels de l’humanitaire de saisir toute la complexité de ces déplacements prolongés « illisibles » et invisibilisés, ni de concevoir des solutions appropriées.

Au vu des minces « preuves » existantes concernant l’existence de vagues successives de déplacements de groupes au statut d’esclave (sur la base de leur ascendance ou d’une arrivée tardive dans une communauté étrangère) dans le Mali colonial et postcolonial, ainsi que des témoignages, principalement féminins, recueillis par l’ONG Aba Roli en coopération avec l’organisation anti-esclavage TEMEDT et, enfin, des déplacements de 2018 (articles de journaux, rapports de collectifs anti-esclavage) suite auxquels le gouvernement malien a fait l’objet de pressions pour reconnaître le problème, le fait de désigner ces mouvements de populations comme étant « invisibles » ne constitue probablement pas la terminologie analytique la plus appropriée. C’est pourquoi nous proposons d’utiliser, à la suite de Laura Murphy, le terme « illisibilité » : « Considérer les victimes d’esclavage (ou autres formes d’abus extrême) comme étant invisibles revient à déplacer la responsabilité de cette visibilité sur les victimes en question ; au contraire, en reconceptualisant l’esclavage moderne comme s’inscrivant dans un problème de lisibilité, la responsabilité incombe au lecteur. Les signes sont là ; nous devons simplement apprendre à les lire. »

Nous plaidons ainsi pour un « transfert » de la charge de la preuve des « victimes » au lecteur, au professionnel de l’humanitaire, au gouvernement, au juriste, à tous ceux susceptibles de contribuer à rendre ces déplacements non seulement plus visibles, mais également plus lisibles et plus intelligibles, de manière à élaborer des solutions durables.

Articulations entre esclavage et déplacements

Ce projet a ainsi vocation à révéler les articulations complexes entre déplacements prolongés et esclavage interne au Mali, dans une perspective sur le temps long, dans laquelle la crise de 2018 s’inscrit comme dernier jalon en date. Cette analyse sur le temps long nous permettra de mieux comprendre dans quel contexte social, économique et politique se produisent de telles crises, ainsi que d’identifier les modalités et les causes de l’invisibilisation massive de ces déplacements « fugitifs », en dépit de la régularité du phénomène au cours des cent dernières années. En effet, cette situation a empêché jusqu’à nos jours toute mesure d’anticipation, de gestion efficace et de potentielle prévention de la part du gouvernement malien. Nous pensons que la négligence et le manque de volonté du gouvernement local et national en matière de résolution de telles crises ont renforcé la marginalisation économique et sociale de ces communautés déplacées sous la contrainte. L’absence de reconnaissance de leur condition continue de limiter leur accès à des ressources essentielles, notamment sur le plan foncier, compromettant ainsi leurs possibilités de subsistance sur le long terme.

Par conséquent, notre programme de recherche vise non seulement à analyser et identifier les déplacements prolongés d’individus cherchant à échapper à l’esclavage dans la région de Kayes, sur le temps long, mais, plus important encore, propose des mesures concrètes pour remédier à cette situation de crise non reconnue et déjà ancienne, en sensibilisant le gouvernement local et national au Mali, à chaque niveau. L’objectif est l’anticipation et la gestion efficace des déplacements prolongés de « fugitifs » auxquels a été attribué le statut d’esclave.

Ces mesures incluent le plaidoyer et l’élaboration de politiques au moyen de campagnes de sensibilisation anti-discrimination et de programmes de lutte contre l’esclavage à l’échelle nationale, supposés, à terme, entraîner la criminalisation et la pénalisation de l’esclavage interne, ainsi qu’un accès à la terre pour les populations déplacées, qu’elles décident de rester dans leurs communautés d’accueil, de revenir dans leur village ou de s’installer ailleurs. L’objectif est de s’assurer que ces personnes ne fassent pas l’objet de nouvelles discriminations et ne retombent pas dans la pauvreté, encourant les risques associés que constituent les nouvelles formes d’exploitation. Par conséquent, il est crucial que ce projet soit porté conjointement avec la société civile et les organisations de lutte contre l’esclavage, de manière à sensibiliser l’opinion publique, que ce soit dans les écoles ou parmi les agents de la force publique et les autorités locales, qui doivent percevoir les avantages d’une lutte contre les stigmates du statut d’esclave. Il doit également analyser les mesures économiques et sociales que le gouvernement doit mettre en place pour répondre aux besoins de ces populations déplacées sous la contrainte, afin qu’elles puissent disposer de moyens de subsistance durables, notamment en matière d’accès à la terre.